Si j'avais d'abord eu "Lucien" entre les mains, j'aurais mieux compris Isabelle et son remarquable Concertina pour cordes sensibles. Oui parce que vous vous souvenez forcément de ce bouquin en vers libres, poèmes sans pied ni rime ni bohème ; pas à l'abri non plus de tourments et de problèmes. Une harmonie de mots choisis, précis, tranchants et désarmants. Ciselés or, pas plaqués. Ni planqués. Massifs. Comme le personnage dans sa frêle apparence. On joue avec les mots dans la famille Forno et on aime ça, sans ostentation sans doute mais sans restriction. Et j'en viens donc à Lucien. C'est une histoire d'amour. Celle d'un fils Jean-Luc et d'une fille, Isabelle donc, qui couvrent leur papa-poète d'une infinie attention et de jolis sentiments posthumes. Ce n'était pas à proprement parler un secret, il avait même publié en 1972, « Sincèrement vôtre », un premier recueil de cinquante poèmes. Mais ce que ses enfants découvrirent tout de même, ce fut une mine courant en longueur sur des feuilles folles quoique consciencieusement rangées. En savourant la présentation d'Isabelle, en dégustant l'œuvre page à page, je suis arrivé à cette conclusion peut-être erronée mais forte, selon laquelle Lucien devait savoir que ses enfants ne le laisseraient pas tomber dans l'oubli. Qu'un jour, ils feraient quelque chose de cette œuvre. Parce qu'il ne pouvait guère en être autrement. Si c'est ainsi il ne s'est pas trompé et eux non plus, ses enfants, ne l'ont pas trompé. Lucien, à l'instar d'autres poètes révélés, appartenait à la gent scientifique. Et la bonne nouvelle c'est que l'on peut s'en départir. Au moins occasionnellement. Ces textes, parfois brefs, plus rarement étirés, défilaient devant mes yeux et mon esprit étonné et je ne pouvais m'empêcher d'imaginer ses patients. Les gamins en grandes difficultés mentales et leurs parents qui se succédaient dans son cabinet. Pouvaient-ils imaginer tous ces trésors divers et versifiés que tissaient sur sa toile solitaire, ce docteur affable et bienveillant ! Lucien était pédopsychiatre. Rue d'Alger, pour ceux qui s'aventureraient jusqu'au plus profond des entrailles toulonnaises. Je sais bien peu de choses à son sujet. Et pourtant il me semble le connaître depuis toujours. Vous allez voir, lorsque vous l'aurez lu - car vous allez le lire, n'est-ce-pas, même si vous n'avez pas la chance d'avoir croisé Isabelle et Jean-Luc ! - cela vous fera à peu près pareil ! Et si l'on vous dit que c'est compliqué de lire de la poésie, croyez-le parce que c'est le cas. Mais faites-le parce que vous n'en retirerez que de l'enchantement. Une sorte de révélation, d'élévation de l'âme et de l'esprit. Vous en avez tant besoin, comme moi, comme nous. Et c'est très bien d'en avoir conscience! Je vous prends au hasard l'une des trois-cents œuvres posées là, sur un peu plus de quatre cents pages et qui ici, se propose de définir la poésie : La poésie souvent est un espace vierge, où s'égarent parfois des esprits tourmentés, naïfs, aventureux, exclusifs, rejetés, recherchant un enclos fugitif qui protège. Vérité d'un instant, incantant sortilège, appels répétitifs vers les cieux projetés, des échos recueillis par une âme troublée : le poète se trouve enferré dans son piège. Il prend le quotidien dans un jeu sidéral, le malaxe, le broie au mortier de ses rêves en mélange impromptu, verbal, original. Dans ce creuset ardent, il distille sa sève : gouttes d'or, gouttes d'eau se perdent à la ronde. Que de graines perdues, quelques unes fécondes...
Là vous venez de lire un sonnet - histoire de vous révéler – mais ce qui frappe en survolant l'ouvrage, c'est l'inestimable travail de recherche, rendant la versification étonnement diversifiée. Pour un poète naïf – du concret et du premier degré – comme moi, la découverte d'une gamme de quintines, de sextines, de rotruenges et tous les Oulipos insoupçonnables, constitue un choc où l'enchantement le dispute au sentiment d'insuffisance. Tout comme la richesse lexicale, l'habileté syntaxique et l'audace néologique. Ce recueil est éclatant de virtuosité, d'érudition et même s'il semble parfois engoncé dans des codes fastidieux, il finit toujours par se faire la belle, d'un joli vol éthéré. Bref, peut-être l'aurez vous deviné, je suis conquis. Vous en serez un autre. Et puis, voyez-vous, y a décidément pas de Za-zard ! Lucien est de sortie (poèmes de Lucien Forno - préface de sa fille Isabelle). Editions Les cahiers de l'Égaré - 450 pages - 25 euros |