jeudi 25 septembre 2025

 

Revoir Graulhet, quel plaisir !

CE retour à Graulhet, il me faut vous le raconter. Je n'y vais pas assez. Je n'y ai plus personne. Mes parents ne m'y attendent plus sous leur couverture de granit, à l'abri des longs cyprés interrogeant le ciel... Mais j'y compte encore quelques amis.es ; Chantal en est, des plus récentes, mais non des moins convaincantes. Le rugby en fit le lien, avec Maryse notamment et son Sporting, notre Sporting qui nous possède comme on appartient à des moments forts de l'existence qui vous accompagnent ensuite jusqu'au bout. 

Non, cette rencontre dont elle a eu la riche idée - et je ne parle pas de ce que cela a pu nous rapporter en euros ! - à la Médiathèque de Graulhet, je ne pouvais la passer sous silence au moment où je lance ma rentrée littéraire avec mon "petit dernier" Lire et délire pour lequel les dés sont jetés, mais la messe pas encore tout à fait dite. Potentiellement nous pouvions être deux ou trois cents, réellement nous n'étions pas tant ! Mais enfin, Marie-Lise de la Médiathèque et sa directrice, nous ont confié qu'il y avait habituellement moins de monde pour ce type de rencontre, alors bon... on prend !

Parmi quelques inconnus qui se sont laissés gagner par la curiosité et que je compte bien rallier à mon fidèle lectorat, plusieurs visages me sont apparus, familiers, rassurants, réjouissants : Josiane - dix ans après -, Maryse - en transit vers Pélissou -, Jean - on ne se quitte plus ! -, Gérard - camarade d'école, de presse et pilier indéboulonnable des années folles de joie à Graulhet -, Richard...

Et il en est un autre que j'espérais voir, parce qu'il compte pour moi sur les dix doigts de ma vie, mon maître, mon guide dans le rugby (entraîneur des dernières grandes années du SCG) et mon exemple un peu pour tout, Henri. Henri Auriol. Je n'ai certes ni Dieu, ni maître. Sauf celui-ci et il était d'école. Mon instituteur, celui qui me fit monter au sommet de mon existence, vers le Puy de Gudette, juste au-dessus du Royal Aubrac. Je n'étais pas très bon élèves (...et je suis mauvais citoyen ! chantait Reggiani), mais avec lui, l'école fut un délice. En classe de neige, durant l'hiver soixante-huit ; aux récréations lorsqu'avec M. Frezoul, il ouvrait son grand filet rempli de ballons pleins de promesses et de caprices ; en classe lorsque son sourire éclatant de générosité venait balayer les doutes d'une dictée ou de calculs compliqués.  

Ce n'est pas pour lui que je voulais écrire ces mots d'affection, mais pour moi. Et vous les faire tout de même partager. Et tant que j'y suis, je vous en mets un peu plus, avec le texte (ci-après) que j'ai eu le plaisir de lire lors de cette rencontre que je n'oublierai pas.   

Papa m'a ouvert la voie...

 

Ce sont des mots un peu galvaudés, cela m'ennuie de les utiliser, mais ils sont tellement sincères et profonds que je vais tout de même les prononcer : je suis très émus d'être ici parmi vous, moi qui ne suis rien comme le proposait Socrate - et j'invite au passage tout le monde à méditer ce principe et à le faire sien - ! Rien qu'un simple citoyen de Graulhet, émigré vers d'autres précieux comme tant d'autres et en tous sens, au vent des circonstances, au gré des opportunités. Ces premiers mots seront donc pour exprimer la grande joie que j'éprouve à me retrouver ici dans cette magnifique médiathèque qui est à elle seule le symbole de la résilience dont fait preuve la ville de Graulhet au regard de ses difficultés structurelles à exister entre Albi et Gaillac d'une part, Castres et Lavaur de l'autre. Il faut convenir que nous sommes ici et de naissance, pourvus d'un certain caractère que l'on nous reconnaît et que parfois l'on craint, comme jadis sur les plus fameux terrains de rugby ! 
Heureux parce que, si j'en vis éloigné depuis plus de quarante ans, c'est la mienne depuis ma naissance et le reste jusqu'à la fin, quel que soit l'endroit où elle se produit. J'y viens aussi avec ce pincement de nostalgie, d'amour et de tristesse en pensant à maman Fernande, papa Michel ; elle mégissière et maroquinière comme nous tous, serais-je tenté de dire ; lui comptable certes, mais dans une mégisserie évidemment. En préparant ce texte, la nostalgie me gagna inévitablement en imaginant comment ils auraient eu plaisir à s'installer là, au premier rang, buvant mes paroles et savourant en quelque sorte leur retour sur investissement éducatif que je ne leur ai hélas pas rétrocédé immédiatement et c'est un bel euphémisme. 
Il me faut exprimer pour en finir avec ce préambule, ma reconnaissance à l'adresse de mon amie Chantal Peyrissous que l'on pourrait définir comme l'égérie de la maison Weishardt - pilier de l'industrie locale encore debout et plus que jamais performante -, Chantal que j'ai rencontré sur les sentiers de l'Aubrac et les Tribunes de Pélissou et qui me fait depuis, le plaisir de s'intéresser à ce que je produis au point de m'amener dans cette Médiathèque, presque de force. Un grand merci également à madame Karine de Fenoyl qui a bien voulu l'écouter et organiser cette rencontre avec Marie-Lise Martinez qui depuis à pris le relai.
Je suis venu vous parler de la passion d'écrire, laquelle s'est associée à d'autres centres d'intérêts qui furent respectivement le rugby et le Sporting Club Graulhétois essentiellement ; la cuisine celle de mes grand-mères Cécile et Mathlide, de ma mère aussi et puis de l'Aubrac, enfin. Combiner deux passions est un luxe d'efficacité et de confort, de nature à faire rêver ceux qui n'en expérimentent aucune et cela existe, bien malheureusement. Du reste je pense que si tout le monde était animé de passions - saines s'entendent ! - nous irions globalement beaucoup mieux. Cela induirait plus d'échanges, de rencontres comme celle-ci, de joies simples, moins de dépit et de jalousies. 
Papa était comptable mais il aimait les mots. Parfois « les jeux de mots posés qui font les gens bêtes » comme il aimait à dire et en quelque sorte, à délirer. Je me souviens des yeux abasourdis d'un auditoire qui avait parfois du mal à saisir de tels calembours souvent tirés par les cheveux. Mais, s'il ne disposait que de son certificat d'étude, c'était aussi et surtout un érudit autodidacte. Curieux et studieux de tout. Il rédigea bien des pages, mena bien des batailles épistolaires, mais fut aussi un précurseur de mon propre cursus puisque correspondant pour la Dépêche de l'équipe de foot locale, il fut aussi un rédacteur assidu et résistant (jusqu'aux porte de ses 90 ans) de la revue Arc en ciel, aux côtés d'Henri Manavit, Gabriel Rouyre et Jean Chabbal et mille excuse auprès de ceux que j'oublie probablement. La vie locale, mais bien au-delà le devenir de Graulhet, lui tinrent à cœur et il aimait l'exprimer. Il n'hésitait pas à écrire aux plus hautes sphères ministérielles, aux directions de radio et de télévision lorsque par exemple on désignait Graulhet comme un village, alors que nous étions, il est vrai à l'époque, la troisième ville du Tarn avec ses quelque 14 000 habitants. Je me souviens qu'il avait écrit à Roger Couderc qui parlait toujours de Graulet en oubliant le H qui changeait tout. Mon père ne fut pas peu fier lorsque la semaine suivante le commentateur parla de Graulhet comme il se devait. J'ai d'ailleurs suivi son exemple et lorsque mes amis du Var, Henri, Alain, Edmond, Etienne et tant d'autres m'ont fait le coup, je leur rétorquais : le gros laid c'est toi ! Je ne crois pas me tromper en déduisant que sans que ce soit conscientisé, papa m'a ouvert la voie, transmis la foi en la chose écrite et pensée.
J'écrivis mon premier roman, quelque part boulevard de Byans, dans une cabane au fond du jardin qui n'était d'ailleurs pas un lieu d'aisance à plus d'un titre. C'était chez mon copain Patrice Gaubert, je me souviens, il y avait un poêle à bois avec lequel nous aurions bien pu foutre le feu, une table, un tabouret et comme je n'écrivais déjà pas très bien, c'est lui qui s'y collait tandis que je dictais. Nous devions avoir une dizaine d'année et ce qui caractérise l'importance de ces moments que l'on pourrait juger au contraire fort banals, c'est que je me souviens parfaitement d'Alphonse Duchemin, le héros d'un roman dont nous n'avons dû formaliser que quelques pages, que je n'ai hélas pas su conserver. Mais disons que je n'ai quasiment plus fait que cela. En quatrième j'ai dû quitter le CEG parce que je n'y travaillais pas assez et ce malgré le soutien quasiment inconditionnel de mon professeur de français et d'histoire, René Azémar que nous appelions Bartome et dont certains d'entre-vous se souviennent avec la même affection que celle que j'éprouve à son égard. Intransigeant dans la forme, ce prof possédait une sensibilité profonde qui lui faisait lire Victor Hugo avec des tressaillements qui avaient le don de m'envahir et de me posséder. Mon échec scolaire fut brillamment confirmé l'année suivante à Castres où l'on m'avait mis en pension dans l'espoir de me redonner goût aux études. Au lieu de quoi, je préférais créer un parti politique - pour soutenir la candidature de Chaban, car nous étions en pleine présidentielle de 1974 - et faire le mur avec quelques camarades pour coller des affiches. Une fois pris par la patrouille, je me suis naturellement retrouvé exclu et je vais passer sur les diverses pérégrinations suivantes, sans intérêt.
Sauf qu'après avoir gardé les moutons entre Alban et Lacaune, ma vocation se révéla un peu plus. Tandis que les brebis fournissaient le lait pour Roquefort, je produisais mes premiers poèmes que j'allais faire éditer sous le titre Où sont passés les chemins ?. Je crois que le dernier exemplaire a disparu et je vous assure que ce n'est pas grave. Mais enfin, pour mon petit ego qui heureusement ne s'est pas hypertrophié avec l'âge, j'obtenais à Réalmont, le deuxième prix du concours Louisa-Paulin, du nom de la grande poétesse de la région. Cela m'ouvrit alors quelques portes et notamment celle des deux Georges les plus célèbres de Graulhet, au moins pour leur plume : Ravary, un nom qui parle à tous les mégissiers, les cuisiniers et les rugbymen et Vergnes, qui m'a reçu quelques fois en son antre qui devait se situer sauf premier signe de mon vieillissement neuronal, du côté de la route de Castres. Georges Vergnes me parlait beaucoup de son frère aîné Robert, un aventurier un rien flibustier sur les côtes caraïbéennes, à la fois explorateur, spéléologue et chercheur de trésor. Le type était aussi louche que passionnant et, pour un adolescent tel que moi, bougrement impressionnant. Georges était bien plus érudit. Ancien prof je crois, mais devenu libraire par amour des livres, ce qui constitue bien la plus belle des destinations. Lorsque cet homme tout en rondeur et bonté m'offrit ses deux bouquins les plus connus : Quand le Diable habitait Séron et  Les exorcistes sont parmi nous, je ne dus pas exprimer suffisamment ma reconnaissance et le pire, c'est que je ne sais même pas s'ils ont survécu à mes multiples déménagements. Peut-être que l'on pourrait les trouver dans cette autre île aux trésors, inestimables, qu'est cette médiathèque. Ce furent néanmoins des moments fondateurs à l'âge justement où l'on se construit, où l'âme se rapproche de l'être.
La poésie ne nourrissant pas son homme, comme le ressassait maman de peur que je n'en aie pas pris suffisamment conscience, je me suis retrouvé à tout juste 16 ans à tomber les cuves suivant l'expression consacrée dans le jargon mégissier à la SOCOP, cette grande usine dont les patrons devaient être MM Bousquet et Bourgués. Alors voyez-vous, autant je n'ai rien retenu de positif de douze mois d'armée - et je n'en dirai pas plus au moment où des voix se lèvent en faveur de la réintroduction du service militaire -, autant ces quelques mois d'usines ont sûrement forgé chez moi à la fois des valeurs morales et humaines mais aussi une conscience de classe. C'était une vie grossière. Levé tôt l'été pour ne point souffrir de la chaleur et claquant des dents aux mauvais jours. Il n'y avait guère de jeunes de mon âge à la "rivière" et peu de français de souche, à l'exception de quelques contre-maîtres plus ou moins sympathiques. Mes collègues de laboratoire, bleus de travail trempés par les bains de peau brute, mains crevassées par les produits chimiques, étaient Arabes ou Portugais. Et à leurs côtés, non seulement je n'éprouvais ni ne ressentais aucune manifestation d'hostilité, mais je me sentais protégé. Le gamin que je fus ne peut oublier à la fois la pénibilité du labeur et l'esprit de solidarité qui présage le monde ouvrier à se sacrifier jusqu'au point, bien souvent d'aimer son métier, ses contraintes et son manque de gratification.  Cependant, il vint un moment où il fut préférable aux yeux de mes parents dont je dépendais encore, de me mettre au sec et au chaud l'hiver et c'est ainsi que je passais dans le camp d'à côté, celui de la maroquinerie, celle de Serge Sommagio en l'occurrence. Plus tard, après mon mariage et mon installation avec Marie-Odile chez ma mémé, rue des Peseignes, je reprendrais pour deux ans cette activité de coupeur à façon et à mon compte.  
Mais le moment est venu d'ajouter que durant tout ce parcours initiatique de vie sociale et ouvrière, je n'ai jamais posé la plume. Bien au contraire, toutes mes activités professionnelles n'avaient d'autre objet que de me faire gagner le minimum vital. Dans le même laps de temps, je devins le rédacteur quasiment unique d'un hebdomadaire local du nom de Tarn-Ouest . Il appartenait au docteur Talazac, puis passa aux laboratoires Fabre, devenu par la suite La semaine de Castres et existe encore je crois sous le nom de Le journal d'Ici . Toujours inconfortablement à droite, je soutenais donc un camp libéral qui n'est plus du tout le mien et mon engagement assez virulent et parfois maladroit je l'admets, me valut de me mettre en difficulté avec le quotidien régional tout puissant - surtout en ces temps là -, vous aurez reconnu La Dépêche du midi. D'autant qu'une cousine à maman, une certaine Éliette Lasserre, très proche d'Evelyne Jean-Baylet, m'avait à l'œil et contribua à me rendre tricard à vie de ce journal. Et voilà comment après des débuts prometteurs à Midi-Olympique , que tout le monde connaît bien ici, après y avoir été stagiaire-salarié pendant deux ans, j'en fus le seul éjecté lorsque le quotidien Toulousain racheta le journal national du rugby. Ici, l'occasion m'est offerte de vous dire que j'aurais donné cher pour rester là, mon cher Graulhet, mon cher Tarn, mon cher Midi-Pyrénées. Comme je le dévoilais dès le début, mes racines puisent ici à l'infini. Jean Chabbal qui a creusé notre généalogie jusqu'au XVIe siècle n'a trouvé que des Graulhétois et Briatextois. Peut-être un étranger s'est immiscé dans l'arbre... il venait de Lautrec ! 

Las, après avoir repris mon activité journalistique grâce aux relations de Guy Laporte, alors demi d'ouverture du Sporting et de l'équipe de France, l'aventure s'acheva au bout de six mois. Toulouse-Matin était un excellent quotidien qui se lançait face à la Dépêche - voyez que l'on échappe rarement à son destin - et j'eus l'insigne bonheur de participer à sa création avec un travail préparatoire de plusieurs semaines avant sa première parution. Du reste, son rédacteur en chef, Pierre Migeon, m'avait confié la charge de travailler sur une implantation dans le Tarn... De toute ma carrière, ce fut sans doute la période la plus intense et heureuse. Trop brève hélas. Car Jean-Michel Baylet, fraîchement nommé secrétaire d'État dans le premier gouvernement de Mitterrand, usa de ses pouvoirs et de son potentat régional pour détruire Toulouse-Matin par des moyens au demeurant plus que douteux. Mais comme il est politiquement correct de le proclamer, il y a prescription !  

Et voilà, chers amis graulhétois, commentez un gamin, les deux pieds enracinés dans sa terre natale, totalement imprégnés de culture rurale et occitane, se retrouva éjecté 450 kilomètres plus loin. Plein Est. En 1983. C'est le regretté docteur Jean-Pierre Mallet, qui m'avait traité de fou : Qu'est ce que tu vas faire chez ces voyous ? m'avait-il gentiment tancé, lui qui avait fait médecine à Nice. Que ce soit sans ambiguïté, je ne regrette pas cette mutation forcée vers des terres et surtout une mer alors hostile à mes yeux. Certes, je n'ai ni le tempérament, ni la fibre méditerranéenne, mais j'ai passé trente-trois belles années cependant, aidé par la chance d'exercer un métier fantastique ou l'indépendance était encore de mise ; écrire sur un sport merveilleux, mon sport ; une famille qui s'est constituée avec trois enfants qui en ont eux-mêmes mis six au monde et des amis en pagaille !
Mon club c’est Graulhet, ce n’était ni Hyères, ni Toulon. Mais on y jouait avec le même ballon capricieux, les mêmes combats épiques, les mêmes histoires typiques, les mêmes passions héroïques. J’ai fait, grâce à Var-Matin puis Nice-Matin, le tour du monde et de ses Coupes, couvert des dizaines de Tournois des Cinq puis Six nations, des phases finales de championnat, plusieurs centaines de match de haut niveau et fréquenté souvent d’assez près André Herrero, Jérome Gallion, Manu Diaz, Eric Champ, Yann Delaigue, Aubin Hueber, Tana Umaga, George Gregan, Victor Matfield et pour finir Jonny Wilkinson même si je n’ai fait que le croiser...
Mais avant d’aborder pour finir mon virage vers l’écriture romanesque et aubracienne, je tiens à redire que mes idoles à moi et cela aussi c’est une manière de luxe, sont mes copains d’école, voire de classe. Gérard Durand, peu de gens le connaissaient dans le gotha du rugby, mais c’était l’un des tout meilleurs piliers droit de France. Idem pour Didier Gontier le talonneur, Jean Icard le trois quart-centre, il y avait aussi Philippe Alquier, Eric Montels, Pierre-Jean Pauthe en troisième ligne, Pierre Rouzière l’arrière et puis, et puis Alain Balayé. Il m’arrive encore d’en avoir les larmes aux yeux. Nous habitions juste en face, fréquentions la même école, les mêmes copines sur le même banc. Mais surtout, il n’y avait entre la maison de ses parents et la mienne à la Vernière, qu’un pré. Et alors que maman me refusait le droit de jouer au rugby parce qu’elle avait peur - cette peur que depuis je récuse parce qu’elle paralyse le jugement et jusqu’à la raison -, nous passions des soirées jusqu’à la nuit à nous faire des passes avec un ballon de cuir qui pesait des tonnes. Henri Auriol, ce grand entraîneur qui fut aussi mon excellent instituteur, aurait peut-être dû convaincre mes parents de me laisser aller vers ce bonheur qui est dans le pré, mais je n’ai pu y courir et cela reste l’un des rares regrets de mon existence. Alain Balayé que j’étais si heureux de retrouver titulaire à l’aile du Sporting, demi-finaliste malheureux en 1986 face au Stade Toulousain. Alain Balayé que je fus si malheureux de voir partir à l’aube de ses cinquante ans, arrêté dans sa course par une implacable tumeur. Et tiens, pour clore le sujet et en finir avec cette tristesse qui accompagne sans distinction tous les survivants, je voudrais saluer un jeune joueur lui aussi exilé à Toulon, Esteban Abadie, dont j’ai beaucoup aimé le grand-père Alain, talonneur incontrôlable et parfois démoniaque du SCG, puis bien connu le père, notre regretté Jeoffrey, également ailier, double champion de France avec les deux clubs parisiens, le Racing et le Stade Francais.
Alors bon, venons-en aux faits présents. Pourquoi l’Aubrac, hein ? voilà une question qui mérite d’être posée alors que je revendique depuis le début, mon appartenance à la patrie graulhétoise. Cela tient, bien sûr et pour partie, au hasard, aux circonstances de la vie qui font parfois de nous des pions que l’on déplace, des plumes qui s’envolent. Cela tient aussi à mon tempérament. Rêveur et bucolique… C’était donc en février 1968, nous devions être au CM1 et nous avions la chance de partir en classe de neige. Pas cinq jours comme maintenant, mais quasiment tout un mois. Cela se passait d’ailleurs pendant les Jeux Olympiques de Grenoble, de quoi nous inviter à skier sur les traces des Goitschel et Killy ! Nous avions les cours de ski le matin, l‘école l’après-midi et l’on retrouve là mon maître préféré, déjà évoqué, Henri Auriol. Enfin voilà, les étoiles conquises de haute lutte à la station de Laguiole sont anecdotiques, mais ce qui ne l’est pas, c’est cette immensité blanche qui nous bordait confortablement dans ce joyaux qu’est le Royal Aubrac à presque 1400 mètres d’altitude. 

Chaque fois que je l’écris et le décris, j’ai l’impression de manquer de mots, d’images, de talent pour en faire partager la munificence. Si bien que lorsque je soutiens que le Puy de Gudette est le plus beau du monde, on ne me prend pas tellement au sérieux, quand on ne me rit pas au nez. Malraux disait que les hommes ne croient qu’aux grands arbres ; je sais depuis, que cela vaut aussi pour les montagnes. Ce n’est donc qu’une affaire de ressenti à un instant précis, dans un contexte particulier. Mon père adorait nous faire découvrir la France. J’ai donc bien vu ces pics abrupts, rocailleux qui masquent l’horizon et vous enferment dans de tristes certitudes, le Mont-Blanc, les Ecrins, le Pic du Midi, le Monte Cinto... Pas un ne m’a saisi, ne m’a ému et possédé comme le Puy de Gudette. Lorsque vous monterez en Aubrac, en quittant le village qui porte le nom du massif et en direction de Nasbinals, en passant de l’Aveyron à la Lozère, vous le trouverez sur votre gauche, vous ne pourrez pas le manquer, il s’étend lascivement comme une croupe harmonieuse se détachant de l’échine et poursuivi par de belles jambes s’étirant vers le Cantal. Il est posé sur ce décor diaphane d’hiver ou voluptueusement vert du mois d’avril jusqu’aux brûlures d’automne.
L’écriture résulte souvent de la rencontre d’un auteur et d’un pays. Je vis en Lozère et ne perdons pas de vue que c’est dans ce département que le Tarn prend naissance. J’aime à dire que comme les saumons, je suis remonté à la source. Mais enfin, voici comment l’Aubrac m’a possédé. Par un coup de coeur que je ne dirais pas indéfinissable mais qui peut bien se définir par cet aphorisme empruntée à Montaigne - au sujet de la Boétie - : parce que c’était lui et parce que c’était moi.  Lorsque j’ai quitté le Var après 30 ans de journalisme et cinq autres de restauration où je cuisinais l’Aubrac pour les Toulonnais, c’est donc vers ma montagne que je me suis laissé guider sans regret mais non sans remords. J’ai pensé à mme Mauriès qui m’a donné le jour, au Docteur Pontier, également maire de la ville qui soigna toute ma famille sur trois générations, ces douces années à l’école Victor-Hugo, mes jeux sur le pré de la Vernière, mes dimanches après-midis de recueillement au stade de Crins, les vacances au Centre aéré de la Courbe… Nul ne guérit de son enfance  chante Jean Ferrat et l’on a nullement envie d’en guérir lorsque, comme moi, on a eu la chance d’avoir des parents remarquables et un confort suffisant.
L’Aubrac m’a donc emporté, sur toute autre considération et si la neige que je suis venu y chercher se fait toujours plus rare et procure en moi une grande frustration, j’y ai cependant trouvé cette vie de calme, de solitude et de contemplation qui m’était absolument nécessaire. Encore que l’affluence estivale de Nasbinals me soit désormais fort pénible, mais peut-on reprocher à la Maison Bastide, mes amis Bernard et Daniel, d’avoir su attirer toute une clientèle fidèle et passionnée ? Sinon, les gens là-bas comme souvent dans les campagnes et la montagne me regarderont toujours comme un étranger et peu m’en chaut ! La terre appartient à celui qui sait la contempler, selon ce bel aphorisme cité dans l’un de ces romans dont je vais maintenant vous parler. J’avais écrit quelques livres sur le rugby, puis un sur la cuisine de ma mère et ma grand-mère à Graulhet et un, magnifique au moins à mon cœur, sur les vaches, un poème pastoral et tout en alexandrins, intitulé  Vachement belle !  Mais l’envie de me risquer au roman me taraudait. Le risque, je vous le dis tout de go, c’est de trouver un éditeur qui vous reçoit plus comme un pigeon à plumer que comme un auteur. C’est ainsi qu’après en avoir essayé deux - un à Toulon l’autre à Paris - j’ai choisi de produire mes propres bouquins.
Ce fut donc la  Petite fille dans la tourmente paru chez l’Harmattan en 2023. Un jour, un copain de là-haut me raconte l’histoire d’une femme née dans une ferme et les pires conditions pour démarrer sa vie. Sans enfant mais avec plein de neveux, elle revint finir sa vie en Aubrac après avoir fait fortune à Paris dans la presse, mais surtout en bénéficiant de soutiens occultes et d’un très gros héritage. A sa mort, on découvre qu’elle a quasiment tout légué à une nièce et un neveu, déshéritant une dizaine d’autres prétendants. Cela n’est déjà pas courant mais en prime ces deux-là n’étaient vraiment pas ses favoris… Voilà sur quoi tient le suspense dont on m’a assuré et j’en suis heureux, qu’il était bien mené.
Après la Petite fille, je me suis dit que ce ne serait pas mal de lui trouver un frère. Petit garçon dans la tourmente, c’est encore une existence difficile dans la froidure et la rudesse de l’Aubrac. Ses parents, très pauvres, le louent à un fabricant de fromage qui l’entraîne dans un buron égaré pour s’occuper des vaches durant l’été. Le gamin y est tellement maltraité que l’un des pastres(c'est celui qui s'occupe de la traite du fromage) l'aide à quitter cette montagne maudite et c'est à Paris qu'il est envoyé alors qu'il n'a pas quatorze ans pour distribuer le charbon dans les cafés et brasseries. La vie de bougnat. Mais là, si la tâche est aussi pénible que dans les burons, il y est au moins bien reçu, bien entouré et très vite il va lui-même devenir un commerçant influent et florissant. Mais sa réussite le conduit à l'imprudence et la rencontre d'une vedette de la chanson va lui faire perdre la tête. Il se heurte au milieu du show-business et de la nuit, se voit contraint de rentrer au pays dare-dare pour échapper à de graves ennuis. Il revient donc en Aubrac mais avec toujours des projets pharaoniques. C'est ainsi qu'il bâtit en pleine montagne un complexe festif de luxe au grand barrage des riverains. Jusqu'au jour où tout pète et où l'on perd sa trace... 
Il est nécessaire pour réussir un roman de proposer des histoires aussi solides que crédibles. Je m'y suis donc attaché, mais ce que je voulais que les lecteurs emportent, ce sont les parfums de narcisses, l'éclat des genêts, les vibrations de l'accordéon, le chant des ruisseaux serpentant à travers les pâturages où paissent des troupeaux épais ; les cris déchirant le silence des milans royaux ; le tumulte du vent à travers les hêtraies solennelles ; le pas des paysans crissant sur le tapis de neige. L'Aubrac est une terre d'inspiration dont j'ai le sentiment de n'avoir que trop imparfaitement explorer l'infini.

Je ne suis pas ici pour vendre mais pour partager. Cependant il est aussi important pour moi de prolonger le plaisir d'écrire et c'est ainsi que j'ai le privilège de vous présenter le troisième et tout nouveau roman dont, pour la première fois, l'Aubrac ne constitue pas l'argument principal. Cela se passe néanmoins dans un de ces villages que l'on pourrait confondre avec Laguiole à ceci près que l'on n'y fabrique pas des couteaux, mais des chausse-pieds ! Le cœur de l'histoire se situe dans un petit salon du livre où les auteurs présentent tour à tour leur dernière production. Mais cette année-là plusieurs accidents se succèdent et virent au tragique. Un corps surgit de la neige en plein Festival, il s'avère bien embarrassant et énigmatique. Cela s'appelle Lire et délire . Il porte bien son nom, car il me semble que dans les deux domaines, mes futurs lecteurs seront servis.

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